Recit d'une visiteuse :

Fluxli

Le sculpteur dort. Devant l’atelier, dans un méchant fauteuil de jardin, il a fini par se laisser assoupir, peut-être par trop longue attente du visiteur, peut-être par la musique gentiment jazzique qui, depuis le matin sans doute, diffuse jusque dans la cour, et dont les notes sont devenues mélopée aux grains des heures de la journée, de la chaleur un peu lourde de l’après-midi.

Pour cette journée mondiale de la sculpture, il a tout sorti de ses œuvres, de la plus grande à la plus petite, de la plus robuste à la plus fragile ; plus de 1000 pièces qu’il a savamment réparties aux quatre coins de sa demeure champêtre, par séries, par projets conceptuels, par nécessité mercantile aussi, comme certaines statuettes exposées dans la remorque-vitrine qui stationnera jusqu’à dimanche devant l’entrée de la maison. Il faut bien vivre et alimenter son art.

Son art, il l’honore aujourd’hui ; il le célèbre dans l’intimité des Guillotins, qu’il a toilettés au plus beau pour cette occasion, de la pelouse fraîchement tondue faisant office de parking, à tous les espaces où il loge sa vie d’artiste et dont la traversée, tapissée aux atours de ses créations, deviendra durant trois jours comme un grand défilé de sculptures habillées aux formes et aux couleurs de ses diverses recherches artistiques, des sculptures dont il lui remémore maintenant la naissance et qu’il regarde et juge en professionnel exigeant, quelquefois touche précautionneusement, en père.

Elle ne sait pas encore que plus tard, bien plus tard au-delà de la mémoire, Ce dont elle se souviendrait le plus, ce sont des instants passés avec lui dans le local qui jouxte l’atelier.

Pour l’heure, elle est venue le voir parce qu’elle l’avait découvert trois années auparavant, à l’occasion d’une exposition au Moulin d’en Haut de Dormans, où elle avait acquis un buste en marbre jaune de Sienne, l’une de ses pièces uniques, taillée au gré de son imagination dans un bloc de ce noble et rare matériau ramené d’Italie en 2004. Depuis elle l’avait suivi, selon les opportunités de son emploi du temps, à travers différentes manifestations : ainsi à Cormontreuil puis à Château Thierry, de boutique à bord de Marne.

Elle l’a devancé de quelques pas dans l’atelier, a levé les yeux vers ses drôles de pachydermes à trous, qu’elle avait déjà croisés du regard dans quelques-unes de ses dernières expositions. Elle a levé les yeux, mais sa vision était encore voilée de la superbe qui aveugle parfois le dilettante, quand il se regarde davantage déambuler dans une galerie qu’il ne s’applique à voir l’objet près duquel il passe et repasse. Oublier les discours parasites de l’intellect pour mieux s’abandonner à ses émotions… En ces premiers instants de visite, elle ne s’est pas encore détachée de ce « moi », dont le grand tourbillon social nous habille tous, malgré nous, et dont la surreprésentation bride ou déforme nos ressentis.

Doucement, en prenant son temps, il a commencé à lui expliquer, gommant petit à petit les préjugés qui avaient embué sa première perception, redonnant à ses animabulles en résine et couleurs pastel – maquettes d’une réalisation animalière pensée à échelle monumentale – toute la densité que leur avaient paradoxalement fait perdre les trous béants de leur cuirasse résineuse : des trous pour dire la disparition progressive de ces très anciennes espèces de pachydermes, pour suggérer leur âme, des trous aussi pour générer la vie, aider plus tard à la réalisation de leur monumentale stature toute d’acier, de résine et de fibre de verre.

Puis il était passé à une autre période, celle des années 2000, période durant laquelle toute sa quête s’était focalisée sur l’équilibration. 2003 : premier travail en bleu Klein avec un couple de danseurs tout en muscles d’acier et fibre de verre. Une recherche poursuivie l’année suivante, en bon équilibriste, autour du thème du cirque : deuxième œuvre blanche portant le poids de son homme sur une seule main et qui, dans un tour de prestidigitation dont seul l’art véritable est capable et que Magritte, parmi les premiers, a su avec humour revendiquer dans son fameux tableau, Ceci n’est pas une pipe, fixe la réalité de la figure sculptée sur le défi lancé à l’assiette des matériaux requis pour l’ exécution, et fait enfin oublier le modèle qui a présidé à la création, pour mieux s’élever avec lui, là où nous emmène le mouvement spiroïdal de la matière apprivoisé par la main de l’artiste. Une troisième œuvre encore en 2004, fidèlement Klein toujours dans sa version jaune, le Jongleur, suivie dans les années 2009 et 2010, en attente du fini de la quatrième, par une série de trapézistes, d’acrobates, de contorsionnistes sur ruban, lesquels, suspendus au plafond de l’atelier par un mince filin, ne se lassent pas de descendre leur aplomb vers les yeux levés d’éventuels spectateurs.

Mais ce dont plus tard elle se souviendrait le plus, ce sont de ces instants passés avec lui, auprès des grandes silhouettes androgynes, dans le local attenant à l’atelier.

Au fur et à mesure qu’elle progresse dans sa visite, elle comprend que chacun de ses travaux est devenue la page d’un livre qu’il a commencé à écrire dès ses premiers essais en sculpture, à écrire sans trop s’en rendre compte, et qu’il grossit chaque jour à coups de tronçonneuse, de traits de ciseau, de fils d’acier tordus, de terre et de résine malaxées, de soudures, évidages, de cent autres combats encore menés avec la matière protéiforme qu’il ne se lasse pas d’explorer. Cet essai sur son art, il le rédige lui, qu’aucune école n’a formé, dont aucun maître ne s’est approprié l’apprentissage, et qui se nourrit autant des chefs-d’œuvre de ses prédécesseurs que de toute la nature qui l’entoure, de toutes les musiques qu’il écoute et de tous les spectacles dont se repaissent ses yeux, il le rédige lui, l’autodidacte, sans bavardages vains, ni fioritures de langage, mais en énonçant des idées, en lançant des hypothèses de travail, en échafaudant des concepts, qu’il n’impose que par la seule et probante matérialité des œuvres qu’il crée.

Comme enivrée de tout ce que ses yeux absorbent et dans l’excitation où la plonge chacune des nouvelles pièces de la ferme où s’exposent d’emblée à la dégustation du regard les œuvres, elle va d’un espace vers un autre espace, comme le lecteur passe d’un chapitre à un autre. Elle découvre des pages sur l’histoire des matériaux, que retracent « grassieusement » cinq statuettes de femmes aux formes tout en courbes, évidées ou tronquées, et dont la personnalité a été façonnée au gré de la matière qui les a fait naître selon l’évolution des techniques et des mentalités : marbre jaune de Sienne pour la plus traditionnelle et sans doute la plus intemporelle, pierre de St Maximin polie à l’éveil des premiers siècles, bois de noyer travaillé aux temps obscurs de l’église, fer boulonné de l’ère industrielle et résine laquée blanc pour évoquer l’élan féministe et raconter le vingt et unième siècle. Plus loin, d’autres pages viennent témoigner du caractère profondément vivant de tous ces matériaux. De cette vie, invisible au profane et tapie au profond de la matière, le sculpteur en joue à condition de s’assujettir à elle, de reconnaître en elle la maîtresse d’œuvre de ses compositions, comme l’illustrent le Singe vert ou l’Aigle aux ailes déployées, taillés tous deux dans la chaire massive d’un poirier. C’est de cette vie-même que l’artiste signe alors son œuvre, qu’il peut en revendiquer l’authenticité et l’unicité. L’Ours blanc en marbre Carrare, d’une finesse exquise dans sa lourdeur massive et dont on devine l’acuité de vue et de flair au travail minutieux de la tête, se fait ainsi vassal de son créateur par le seul veiné rouge de son albâtre.

Ce dont elle se souvient encore aujourd’hui, ce sont des instants passés avec lui dans la grange contiguë à l’atelier.

Il l’a invitée à franchir le seuil un peu rehaussé de ce nouvel espace. L’obscurité du goulet d’entrée l’oblige à tâtonner le sol pour avancer plus avant. Sans le conscientiser, elle est devenue elle-même personnage de sa boîte noire, de l’obscure vastitude qui l’englobe et dont les ténèbres sont brusquement trouées par trois immenses silhouettes noctiluques. Elle s’est arrêtée. La présence qui irradie des trois statues est si forte qu’elle subjugue l’esprit, sublime l’émotion. Figée dans cette progression qui semble, dans un désordre aveugle, les conduire vers un centre où tous se fondront sans doute, elle s’est arrêtée de parler, à cesser d’écouter pour mieux entendre. Seuls ses yeux se déplacent d’une silhouette à l’autre, et son regard résonne en chacune, comme chacune trouve écho au plus profond d’elle. Elle sait qu’il n’existe aucune parole, aucun mot, pour exprimer sur le vif de l’expérience, le charme mystérieux qui la place à cet instant précis en apesanteur du temps et de l’espace. Elle laisse faire, s’autorise à cette immersion où la conduisent les silhouettes androgynes, qui résonnent tout entières du verbe du statuaire.

Il lui explique son projet en cours, lui confirme que chacune de ces trois œuvres faites de résine transparente et lumineuse - dont une consœur est exposée actuellement à Reims et d’autres sont à naître - symbolise une facette de l’âme de l’artiste, scellée à la couleur d’une émotion que nuance, selon son degré d’intensité, la lumière. Les qualités à énoncer ont présidé au choix du matériau, résine et fibre optique translucide ; un matériau taillé de blessures christiques et coulé dans une forme et dans une gestuelle situant au paroxysme de son ressenti l’allégorie représentée, qu’elle soit combat, passion ou voie à suivre. Elle éprouve la force de ce qu’il dit à la puissance qui émane de cet ensemble sculpté, lequel s’alimente à la même racine que celle qui nourrit autrefois la Porte des Enfers de Rodin. Le geste créateur qui guide maintenant le bras de   son  sculpteur est porté par la lignée de ses nombreux prédécesseurs en quête, comme lui-même, d’identité, de la réalité de l’être derrière l’apparence, de la vie et du mouvement dans la fixation d’un geste ou d’une l’attitude, de l’éternité du moment enfin dans la fugitive stabilité de la composition scellée. Elle sait que la découverte de ces silhouettes androgynes et noctiluques restera fichée dans son esprit. Elle sait aussi que c’est grâce à l’enthousiasme qui a habité le statuaire durant son travail, que cette relation symbiotique avec son œuvre s’est produite. Elle sait également que c’est grâce à lui, qu’il lui a été donné d’approcher, pendant quelques fractions de minute, la totalité universelle qui nous enveloppe et nous déborde, nous submerge et nous enrobe, sans que nous savions toujours bien en retrouver le chemin par nous-mêmes.

Les pages que le sculpteur burine, taille, modèle, soude, parlent ainsi directement au cœur du spectateur contemplatif, et dans l’œuvre épurée de la création qui en résulte, réveillent chez lui toute son humanité.

Elle se souviendrait longtemps de ces instants offerts, à l’occasion de la journée mondiale de la sculpture, dans la grange qui jouxte l’atelier, des grandes silhouettes sculptées, facettes de l’âme tourmentée et douloureuse de l’artiste ; des silhouettes qui lui avaient ouvertes les portes d’un voyage intérieur, l’avaient invitée à la transcendance de soi.

 

LibeLLule Montfaucon, 27 avril 2015

 

 

 

 

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